Takesada Matsutani, l’éloge de l’ombre

28.10.2019

TexteClémence Leleu

©Clémence Leleu

Takesada Matsutani est sans conteste le plus français des artistes japonais contemporains. Installé en France depuis 1966, c’est dans son atelier, niché au fond d’une cour du 11e arrondissement de Paris, qu’il nous reçoit. Lunettes rondes sur le nez et délicat foulard rouge noué autour du cou, l’artiste âgé de 82 ans se raconte, jonglant entre le français et l’anglais, le tout mâtiné d’un accent japonais. Un mélange de cultures qui est sans doute le point nodal pour quiconque tenterait de tracer les contours de cet artiste à la production ininterrompue depuis plus de cinquante ans. 

À l’âge de 15 ans, la tuberculose cloue au lit le jeune Matsutani et le contraint à l’immobilisme durant de nombreuses années. Il se met alors à dessiner tout ce qui se trouve dans son champ de vision : chat, chien, oiseaux, et va même jusqu’à faire pousser des plantes pour figer sur le papier leur croissance. Des débuts plutôt réalistes que la lecture d’ouvrages de l’artiste russe Kandinsky, notamment Point et ligne sur plan viendra bientôt bousculer. “Je me suis rendu compte que l’art n’est pas seulement figuratif. Je me suis donc mis à observer les nœuds sur le bois du plafond de ma chambre, puis à les dessiner.

©Clémence Leleu

L’impérieuse nécessité de créer

Nous sommes alors dans les années 50, dans un Japon encore marqué par la Seconde Guerre mondiale et les bombardements américains. “Les Etats-Unis ont détruit le pays mais ils n’ont pas pu détruire notre esprit. Alors j’ai décidé d’être artiste”, détaille Matsutani. Artiste autodidacte, maintenu à distance des cours académiques à cause de sa maladie, le jeune homme découvre alors le Gutaï, mouvement artistique japonais avant-gardiste né dans le Kansaï, où l’expérimentation de la matière et la nouveauté sont les maîtres-mots. “Jirō Yoshihara (fondateur et théoricien du groupe, ndlr) souhaitait créer quelque chose de nouveau. Le pays, suite à la guerre, a beaucoup emprunté à l’Europe, alors il fallait créer de la nouveauté, surtout ne pas copier. J’ai été très influencé par ce groupe, je voulais y prendre part.” 

Un souhait exaucé en 1963, lorsque Jirō Yoshihara lui ouvre les portes du Gutaï dont il devient un des plus jeunes membres et sous l’étendard duquel il exposera à de multiples reprises jusqu’à la dissolution du mouvement en 1972. “Le Gutaï était un groupe d’avant-garde peu compris dans un premier temps au Japon. Osaka, pour les habitants de Tokyo, était un peu le bout de monde. Il y a un esprit particulier, bien loin de celui plus conventionnel de Tokyo”, explique Valérie Douniaux. Cette historienne de l’art et auteure d’une thèse sur les artistes japonais en France à partir de 1945 est désormais responsable des archives de l’artiste. “Mais même à Osaka, le Gutaï se résumait parfois à des farfelus qui faisaient des installations.” Les artistes exposent alors hors des galeries, occupant l’espace public dans des gares ou sur la plage, et même dans des cours d’école. 

©Clémence Leleu

L’incontournable colle vinylique

Très vite, Takesada Matsutani trouve son matériau de prédilection : la colle vinylique. “C’est grâce au hasard que j’ai découvert que l’on pouvait faire des formes avec la colle. J’en avais posé sur une toile et suite à un coup de vent, ça a créé comme des stalactites. J’ai bien aimé le résultat alors j’ai expérimenté”, confie Matsutani, exposé en cette fin d’été au Centre Pompidou, pour la première rétrospective consacrée à son œuvre en France. 

Dans son atelier, sèche-cheveux et ventilateurs côtoient donc les châssis de toiles encore vierges et les pots de colle à bois. Un mélange détonnant qui est aujourd’hui une des marques de fabrique de l’artiste, qui dompte la matière en soufflant dans une paille afin de faire gonfler la colle, avant d’en précipiter le séchage avec les ventilateurs et sèche-cheveux. Et de percer le tout, donnant alors à ses créations un caractère organique et sensuel. “J’aime ce type de représentation. À cette époque, cette image intérieure très organique et sensuelle faisait mon originalité”, précise l’artiste.

©Clémence Leleu

Matsutani et Paris

C’est ensuite un concours qui changera le cours de sa vie. En 1966, Takesada Matsutani est couronné du premier prix de l’Institut franco-japonais de Tokyo qui lui offre l’opportunité de s’envoler vers la France pour six mois. 53 ans plus tard, Matsutani est toujours là. De ses premiers jours à Paris, il se remémore cette impression de choc culturel. “Il y avait très peu de Japonais en France, et je ne parlais pas un mot de français. Mais j’ai eu une grande liberté qu’il n’est pas possible d’avoir ailleurs. On m’a donné un espace pour travailler. On m’a respecté, tout autant que mon travail”, avant d’évoquer son départ pour un tour d’Europe qui le mènera sur les traces de l’art occidental, de Paris à Athènes avant d’atterrir au Caire. Un voyage qui le ramènera dans la capitale où il s’établira définitivement tout en faisant régulièrement des aller-retours dans son pays natal. 

À Paris, il fait la rencontre de Stanley William Hayter, peintre et graveur britannique, qu’il rejoint au sein de son Atelier 17 de Montparnasse. Matsutani s’y adonne à la gravure et à la sérigraphie, et y fait la connaissance de sa future épouse Kate Van Houten. Nous sommes à la fin des années 60, dans la période Hard Edge de l’artiste, où les couleurs vives font leur apparition sur la toile. “Matsutani a été fortement inspiré par Ellsworth Kelly, un peintre abstrait américain, tout en gardant son attrait pour les formes organiques qu’il mêle à des rectangles”, détaille Valérie Douniaux. 

©Clémence Leleu

Un retour au noir et blanc

Une période qui se clôt à la fin des années 70, quand l’artiste renoue avec le noir et blanc, et in fine avec sa culture nippone, sensible à ce duo chromatique. “J’avais envie de faire quelque chose de nouveau”, explique Matsutani. “Je ne sais pas écrire de roman ou de poésie alors j’ai dessiné au crayon graphite une succession de traits. Une personne a vu mon travail et m’a dit, “C’est super, il faut le faire en plus grand.” Alors j’ai acheté du papier Canson et j’ai dessiné des lignes sur 80 cm tous les jours, comme un journal.” 

La colle vinylique refait également son apparition, les bulles permettant d’apporter du relief, cher à l’artiste, et surtout de créer des zones d’ombres, hommage subtil à Junichirô Tanizaki auteur d’Éloge de l’ombre dans lequel s’est plongé l’artiste peu avant de créer ses dernières toiles. “M’installer en France m’a permis de redécouvrir ma culture japonaise”, confie l’artiste. “Je ne suis pas 100% européen, je me demande toujours que faire avec ma culture japonaise. Mais je ne suis pas nostalgique, je garde ce côté japonais. Je prends le meilleur des deux cultures, tout en continuant de faire quelque chose que personne ne fait.” 

Une fidélité à la philosophie du Gutaï, qui prend une nouvelle dimension lorsque l’artiste renoue avec ses débuts performatifs et monumentaux, avec la création de Stream, cette série de bandes de papier noircies au graphite mais cette fois sur 10 mètres de long, aux extrémités desquelles il verse un soupçon de térébenthine venant estomper les traits au hasard.  

Alors que l’entretien se clôt et que l’on demande à Matsutani comment il résumerait son œuvre jusqu’à présent, tant elle est vaste et prolifique, il répond alors dans un sourire malicieux : “Je dirais que ce n’est pas assez. Ce n’est pas fini !” 

Photo ©Kaoru Minamino. ©Takesada Matsutani. Courtesy de l'artiste et Hauser & Wirth

Courtesy de l'artiste et Hauser & Wirth. Photo © Marc Domage

©Takesada Matsutani. Courtesy de l'artiste et Hauser & Wirth

Photo: Patrick Rimond

Courtesy the artist and Hauser & Wirth. Photo: Alex Delfanne