La vision de Toshiyuki INOKO, l’un des fondateurs de teamLab
Quelle est la nature exacte de teamLab, ce fameux collectif artistique? Pour comprendre, nous avons interviewé son fondateur et ambassadeur, Toshiyuki INOKO, sur l’historique et la visée de ce procédé artistique unique.
INOKO Toshiyuki, fondateur et délégué attitré de teamLab. L’atelier, devenu exigu et surpeuplé en raison de l’accroissement du personnel et des équipements, a été transféré dans de nouveaux bureaux. ©Seiichi Saito
Cela fait maintenant dix-sept ans que teamLab a vu le jour, en 2001. Depuis, Toshiyuki Inoko ne s’est pas arrêté de foncer, sans jamais lever le pied. Diffusant leurs oœuvres non seulement dans les musées lambda, mais aussi dans le cadre de multiples structures, teamLab a conquis la scène du Musée National des Sciences Emergeantes et de l’innovation (Miraikan) – situé dans le quartier Odaiba à Tokyo – en 2014, avec teamLab Dance! Art Exhibition and Learn and Play! teamLab Future Park. L’expérience s’est poursuivie dans le même quartier en 2016 avec l’exposition intitulée DMM.PLANETS Art by teamLab. Le collectif a fait parler de lui, tant au Japon qu’ailleurs.
Le couronnement de ces efforts est peut-être atteint avec le MORI Building Digital Art Museum : l’exposition teamLab Borderless, comme nous l’appellerons ici, fraîchement inaugurée à Odaiba, le 21 juin 2018. « Je veux faire quelque chose qui, d’ici une à deux décennies, fera date », déclare Inoko avec enthousiasme à propos du projet, qui est une sorte d’œuvre géante s’étendant sur une surface de dix mille mètres carrés (environ 1 hectare). Au cours de la soirée de lancement, nous avons interrogé Inoko sur le musée et les activités créatives proposées par teamLab.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Œuvres en mouvement et en interaction avec les visiteurs ainsi qu’avec d’autres œuvres, produisant un espace artistique sans limite.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Selon Inoko, « Comme l’expression sans limite qui accompagne le titre de l’exposition l’indique, nous sommes dans un musée sans limite. » L’effacement des frontières est en effet une clé au sein de la problématique de teamLab, et pas seulement pour ce projet.
Il ajoute que « le monde dans lequel nous vivons est plein de limites qui n’étaient pourtant pas là à l’origine. En dehors des limites physiques, la plupart on été dessinées de façon arbitraire par les humains. Par exemple, la Terre et l’espace sont pensés comme des concepts bien distincts, alors qu’ils sont en fait reliés. »
teamLab Borderless est un espace composé de plusieurs œuvres d’art qui semblent se mêler de façon homogène.
« Normalement, les œuvres exposées dans les musées sont bien délimitées. Dans une exposition de tableaux de Van Gogh par exemple, pour présenter l’un de ses Tournesols à côté de sa Nuit étoilée, la tradition voudrait qu’on les sépare au moyen de cadres, de mur, ce genre de choses. Pourtant, le spectateur les regarde en réalité de manière séquentielle ou simultanément. Les impressions de l’observateur, et les sentiments qu’il éprouve envers les deux différents tableaux convergent et s’amalgament dans son esprit pour créer un seul monde à partir de plusieurs œuvres d’art. À teamLab Borderless, les œuvres s’évadent de la salle où elles sont initialement exposées pour aller s’installer dans une autre salle, où elles interagissent avec les autres travaux en présence, mais aussi avec l’espace qu’elles avaient précédemment rempli et qui se retrouve comme habité par une autre œuvre récemment arrivée. Cette démarche de brassage et de mélange génère une communication entre les différents travaux. Ça faisait longtemps que je voulais créer un espace de ce type. »
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Ici, les œuvres entrent en relation les unes avec les autres et fusionnent, tout en effaçant les limites qui les séparent des spectateurs. Ceux-ci, littéralement cernés par l’art, en viennent à se vivre comme étant eux-mêmes indissociables des créations. Bien que certaines soient présentées sur des écrans, la grande majorité est projetée sur les murs ou sur le sol. En éradiquant le « cadre » de la présentation, le lieu entier se transforme en œuvre d’art qui englobe complètement l’ensemble des spectateurs.
Comme le précise INOKO, « avec l’estompement des limites entre les gens et les oeuvres, les spectateurs finissent eux-mêmes par appartenir à ces créations à part entière, et leur relation à l’autre se met également à changer. En effet, les relations d’usage dans la ville – qui séparent chacun de l’autre – deviennent alors une étape dans le continuum. Nous offrons aux gens l’opportunité de remettre en perspective et de repenser les limites qu’ils imaginent entre eux et les autres. »
« À teamLab Borderless, poursuit-il, il existe par exemple une œuvre avec des représentations de fleurs qui éclosent à même le sol lorsque les gens s’immobilisent quelques secondes, puis leurs pétales tombent dès que ces mêmes personnes s’en vont. Avant, quand une telle pièce était exposée, les spectateurs se dépêchaient de se rassembler par terre, pour forcer les fleurs à perdre leurs pétales. C’est alors que l’un des spectateurs, réalisant ce qui s’était passé, remarquait : « on dirait qu’il y a un peu trop de monde ici ». Puis il faisait signe aux autres de se retirer. D’habitude, dans les musées, où la norme consiste à apprécier les œuvres en silence, il est rare qu’un individu s’adresse à de parfaits inconnus de cette façon. Par opposition, teamLab Borderless propose des œuvres qui au lieu d’être uniquement vues par une personne à la fois, sont programmées pour s’embellir à mesure que le nombre de spectateurs augmente. Ce qui revient à dire que la relation que chacun entretient avec les autres spectateurs peut être envisagée de façon positive. »
En d’autres termes, ce qui se produit à teamLab Borderless, c’est un effacement des frontières entre chaque spectateur, et l’émergence d’une relation unique entre le public et l’œuvre.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Quand on se jette dans l’art à corps perdu, on rend la limite établie entre une œuvre et soi-même plus ambiguë. Ce qui mène au concept qu’Inoko définit lui même comme « espace ultra-subjectif » – l’un des thèmes majeurs dans lesquels il s’est immergé depuis les débuts de teamLab.
La technique du point de fuite en perspective, établie en Europe durant la Renaissance, s’exerce sur un spectateur se tenant immobile à un endroit bien précis. Cette méthode nous a été transmise par la caméra, qui est parvenue à convertir des espaces tridimensionnels en représentations bidimensionnelles planes (grâce un processus d’« aplanissement ») au moyen de la lentille optique.
Cependant, Inoko constate que « puisqu’on ne peut pas exister à proprement parler dans la surface plane créée à partir des lentilles, il en découle qu’une frontière infranchissable et absolue s’établit entre cet espace et nous.»
À l’inverse, les peintures japonaises pré-modernes sur rouleaux étaient constituées de plusieurs scènes rayonnant à travers différentes perspectives réunies dans un même tableau. Des évènements se déroulant à des moments différents étaient souvent regroupés dans la même illustration. Ce type d’espace – au sein duquel la perspective est rendue mobile à la fois dans l’espace et dans le temps – équivaut à ce qu’Inoko appelle « espace ultra-subjectif ». Il s’agit d’une idée qui s’obtient à travers une évolution du concept même de limite.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Je veux que les spectateurs bougent leurs corps de manière à voir et réfléchir.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
La Forêt des Athlètes teamLab forme une part importante de teamLab Borderless. Les trampolines et les murs d’escalade pourraient sembler hors de propos dans un musée, mais Inoko voulait créer une œuvre proprement similaire à une salle de sport. C’est un lieu destiné à améliorer ses facultés d’orientation physique et spatiale. Il affirme que ces aptitudes sont « aussi importantes que les mathématiques et le langage. »
Selon Inoko, « lorsqu’un professeur leur dit “restez assis immobiles et écoutez-moi attentivement”, les élèves doivent apprendre leurs leçons en maintenant leurs corps en place à un seul endroit. Et devenus adultes, il se passe la même chose lorsqu’ils portent leurs regards sur des objets. Pourtant, c’est bien parce qu’ils ont exploré les différences entre le haut et le bas, et qu’ils se sont déplacés afin d’apprendre du monde et de l’organiser mentalement, que les humains ont évolué pour devenir ce qu’ils sont. Par contre, la vie urbaine moderne tend à réduire les mouvements de nos corps et à faire de la vie en ville quelque chose qui s’apparente à une sorte d’inconsistance du corps, au quotidien. Des scientifiques ont découvert que l’hippocampe, la partie du cerveau qui contrôle la mémoire et le sens de l’orientation, se développe lorsque les muscles et les os sont utilisés pour bouger. Les souris qui vivent dans des environnements tridimensionnels complexes sont supposées être dotées d’hippocampes dont le volume bénéficie de quinze pour cent de plus que celles qui vivent dans des environnements plats. De plus, leurs neurones sont multipliés par 40 000. En Finlande, les leçons en classe sont de courte durée. Il y a un examen par an et zéro devoir à faire à la maison. À la place, les enfants finnois passent le plus clair de leur temps dehors, à explorer et à jouer en toute liberté. Le niveau scolaire qui en résulte est l’un des meilleurs au monde. En somme, les progrès effectués dans ces compétences de base leur permettraient de continuer à apprendre tout au long de leurs vies. Parce que les humains sont, fondamentalement, des êtres d’apprentissage. »
Inoko soutient qu’il est absolument déterminant de regarder les choses à un niveau tridimensionnel, ce qui revient à regarder le monde et à le penser en trois dimensions, et non pas deux. « D’après les chercheurs, l’hippocampe peut développer de nouveaux neurones même après l’âge de quatre-vingt dix ans. Il n’est jamais trop tard pour s’y mettre. »
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Né dans la préfecture de Tokushima sur l’île de Shikoku, Inoko a grandi au milieu des montagnes rocheuses et des forêts. « Je suis chanceux d’avoir été élevé dans un endroit aussi complexe et aussi multidimensionnel », se souvient-il.
Sans doute grâce à l’influence de ces premières années, nombre des inspirations d’Inoko semblent conduire au mot nature. « Les champs en terrasses de la région d’Oita au Japon et l’Angkor Vat au Cambodge ont pu éveiller en moi l’intérêt pour une connexion entre les gens et la nature. La nature a repris ses droits sur certains temples crées par la main de l’homme à Angkor Vat. De même, les paysages des hautes vallées, tout comme les côtes moins hautes du Japon, sont des endroits où les liens entre les humains et la nature ont fini par s’estomper. Ce type d’espaces harmonieux, qui existe dans le continuum qui unit les humains à la nature, se développe en dehors des actions humaines les plus minutieuses menées sur de nombreuses années. C’est parce qu’on ne pourrait pas contrôler la nature, ni l’égaler, même si on en avait les moyens. »
L’œuvre de teamLab Borderless déjà citée dans laquelle fleurs et humains se rencontrent et interagissent, est née de cette idée selon laquelle « les humains ne peuvent pas toujours rester au même endroit. Comme la nature, nous ne pouvons pas être tenus sous contrôle. Cependant, il se passe quelque chose de viscéralement jouissif pour nous lorsque des humains s’immobilisent et que dans le même temps, des fleurs éclosent – ou lorsqu’ils se mettent en mouvement et que des pétales se mettent alors à tomber.
Nous autres humains qui, à l’origine, appartenons à la nature, ne pouvons nous arrêter de nous mouvoir, tant que nous sommes en vie. En accord avec cette idée, les œuvres de teamLab sont en perpétuel mouvement.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Ainsi, la production de ces œuvres, bien qu’elle tourne autour des idées d’Inoko en tant qu’individu sont, comme le suggère le nom « teamLab », réalisées collectivement par une équipe.
« Les univers créés par teamLab ne peuvent pas être l’œuvre d’une seule personne », observe-t-il. Même si nos membres ont chacun leurs spécialités, la façon dont ils dirigent leurs équipes de travail diffère également des façons traditionnelles de faire des choses collectivement. Avant, avec des produits comme les voitures, il était possible de séparer clairement les différentes branches, avec des ingénieurs qui fabriquaient le moteur de la voiture, des designers qui réfléchissaient à la forme de la voiture, et ainsi de suite. Ce qui veut dire que les domaines de la « création » et de la « technologie » pouvaient clairement se distinguer l’un de l’autre. Par contre, c’est difficile d’en faire autant avec les nouveaux processus induits par la fabrication de telles œuvres numériques. Avec des produits comme l’iPhone, par exemple, on ne doit pas seulement penser à la forme, mais aussi à l’OS dans le même temps. Pour les créations de teamLab, là aussi, c’est plus logique si tout le monde coopère. C’est ainsi que marche le monde maintenant, et c’est ainsi que j’aimerais continuer à vivre, dans le futur. »
Lorsqu’Inoko a fondé teamLab en 2001, l’acte de création était perçu comme un phénomène auquel on associait une signature individuelle ; des entités comme teamLab, avec une signature de groupe, n’existaient tout simplement nulle part. La conjoncture était alors plus propice à des expressions telles que réalisé par Monsieur Untel, architecte, ou encore par Monsieur Untel, designer.
« J’ai fondé teamLab avec l’intention de former une équipe », explique-t-il, « c’est à dire un lieu expérimental de « création collective » auquel je pourrais m’intégrer. Quant au nom de l’artiste [joint aux œuvres], il avait pour objectif l’émergence d’une véritable « équipe de laboratoire », un lieu dédié à l’expérimentation. Le genre de personnes que j’ai envie de voir ici sont celles qui croient en l’importance d’un processus répété d’expérimentation collective pour les besoins de la création. En outre, je veux développer de nouveaux critères de beauté qui ne correspondent pas tout à fait aux termes existants, comme cool ou pas cool. L’ambition que je caresse depuis toujours, c’est de changer les valeurs et /ou les comportements des spectateurs.
MORI Building DIGITAL ART MUSEUM: teamLab Borderless, 2018, Tokyo, Japan © teamLab
Toshiyuki Inoko
Fondateur de teamLab
Né en 1977 à Tokushima au Japon, Inoko a fondé teamLab en 2001 en même temps qu’il a obtenu son diplôme à l’École d’ingénieur de l’Université de Tokyo, au Département d’Ingénierie mathématique et de physique de l’information. Il a suivi de hautes études d'Information interdisciplinaire à l’École Supérieure de l’Université de Tokyo avant de la quitter en 2004 pour étudier les statistiques à l’université, ainsi que le traitement du langage et l’art dans une école spécialisée.
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