La chaussure parfaite
Les maîtres artisans de Tokyo #01
La moitié des clients de Yohei Fukuda, bottier pour hommes, sont des étrangers. Pourquoi ces consommateurs exigeants viennent-ils jusqu’au Japon pour se faire faire une paire de chaussures ?
Fukuda travaille seul dans son atelier de bottier sur mesure à Tokyo. Devant les formes en bois de ses clients, chaque chaussure s’élabore peu à peu. Ici, on n’économise pas son temps.
Autrefois, avant d’adopter le vêtement occidental, les Japonais portaient le kimono, un vêtement long comme un manteau. Ils portaient alors aux pieds une chaussure extrêmement simple ressemblant à une sandale, les orteils à nu. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, suite aux bouleversements politiques et à l’occidentalisation accélérée de la société, que les chaussures fermées en cuir font leur apparition.
C’est un trait caractéristique des Japonais d’absorber et de s’approprier des éléments des cultures étrangères. Ainsi, la première usine de fabrication de chaussures en cuir fut ouverte à Tokyo dès 1870, soit, l’air de rien, 150 ans d’expérience.
Les Japonais sont très vite tombés amoureux de la mode occidentale (particulièrement dans sa version gentleman anglais) et nourrissent depuis lors une véritable passion pour la chaussure en cuir. Le Japon sait apprécier les styles vestimentaires à leur juste valeur et a toujours eu un immense respect pour les artisans.
Rien d’étonnant en somme si cet environnement a produit un bottier dont le nom est aujourd’hui synonyme de talent et de goût. Son atelier se trouve à Kita-Aoyama, quartier de Tokyo où viennent flâner quantité d’hommes à la pointe du chic. Il signe ses produits faits sur mesure de son nom : Yohei Fukuda. Son style est basé sur les principes de l’élégance anglaise classique. Pas de chaussure de designer à la mode du moment ici. Pour lui, une paire de chaussures est un objet intemporel, cousu main, qui vous accompagne toute votre vie.
Les règles sont strictes : pour passer commande, il faut se déplacer jusqu’à l’atelier du bottier. Pour les clients européens, douze heures d’avion ! Les prix démarrent à 240 000 yens et peuvent monter beaucoup plus haut pour un modèle unique (bespoke).
Mais les clients n’ont qu’un mot à la bouche : « Perfection ! »
M. Fukuda explique lui-même la raison de cette unanimité :
— La moitié de mes clients viennent de l’étranger. Beaucoup de Français, mais aussi des Britanniques et des Suédois. Quand je leur demande pourquoi ils sont venus ici, ils me disent : « Parce que la qualité des chaussures est meilleure au Japon. » Devant la paire terminée, ils s’exclament : « Quelle beauté parfaite ! »
Il est vrai que, parfois, vous pouvez avoir de mauvaises surprises, même dans le pays d’origine de la tradition de la chaussure en cuir. Alors que chez Yohei Fukuda, vous êtes chez un Japonais qui a l’amour du travail bien fait dans le sang.
Natif de Toyama, en province, il passe sa jeunesse dans les boutiques de mode de la ville, où il découvre les grandes marques anglaises : Barbour, John Smedley, Macintosh, Whitehouse Cox… C’est certainement à cette époque que s’est formé son goût.
À 19 ans, il part en Angleterre et visite Northampton, région traditionnelle de la botterie. C’est lors d’une visite du Musée de la chaussure de la ville que l’émotion qu’il ressent à la vue des chaussures du tout début du XXe siècle décide de sa vocation : il sera bottier. Il apprend alors le métier, chez John Lobb Paris, Edward Green, Church’s, puis, diplôme en poche, se perfectionne chez Georges Clerverley, Edward Green et Gaziano Girling, qui lui confient le ressemelage de leurs produits.
Cela fut-il un handicap d’être un Japonais dans cet univers très fier de son identité anglaise ?
— Je n’ai rien senti de particulier. Il y avait peu d’Anglais à l’école de la chaussure, plutôt des Japonais, des Espagnols, des Suisses, des Chinois.
Parce que la chaussure est tellement banale pour les Britanniques, très peu de gens se lancent dans ce métier. Les artisans sont surtout des hommes âgés, ou alors de très jeunes gens, mais très peu de personnes d’âge intermédiaire.
Fukuda a aussi énormément lu et étudié sur les styles et les processus de fabrication des chaussures du début du XXe siècle, ce que les autres apprentis bottiers de son âge trouvaient sans intérêt. Pour lui, c’était un moyen de perfectionner à la fois son sens esthétique et son savoir-faire. À son retour au Japon en 2008, il fonde sa propre marque et s’installe à Tokyo.
— En tant que Japonais, j’avais le désir de faire connaître notre excellence à l’étranger. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, il est possible de diffuser de l’information vers le monde entier. Même une petite marque asiatique peut avoir une aura internationale. Surtout que vous trouvez plus d’une trentaine de bottiers qui font du sur mesure à Tokyo, la plus grande ville du monde. Et dix fabricants de formes en bois, alors qu’il n’y en a plus qu’un seul en Grande-Bretagne. Et quantité de magasins de détail pour les pièces et les cuirs. Les avantages à travailler à Tokyo sont nombreux, et il n’y a aucun désavantage !
Les Japonais, modestes de nature, aiment bien se dévaloriser en disant que l’histoire de la chaussure au Japon est moins ancienne qu’en Europe. Pourtant, le Japon a su s’approprier l’ancienne tradition d’excellence que ses pays d’origine ont laissé en déshérence.
Bien sûr, le confort et la durabilité ne suffisent pas à faire une chaussure de très haut de gamme. La beauté des formes, l’esthétique des coutures, doivent également exprimer le luxe extrême.
Les chaussures de Fukuda sont toutes des chefs-d’œuvre qui illustrent la notion de « perfection ».
La maison propose aussi depuis peu en prêt à chausser des chaussures de type « bespoke », montage norvégien. Attention, réservation recommandée lors de votre visite de l’atelier. www.yoheifukuda.jp
Les maîtres artisans de Tokyo —
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