Interview, dans la bulle de Kohei Nawa
Emulsion optique et artistique, la série “Pixcell” questionne notre environnement et nos modes de vie au travers de sphères transparentes.
“Pixcell-Deer#52”, Kohei Nawa, 2018 - Courtesy of Scai The Bathhouse Photo: Yosuke Kojima
Il joue sur les mots autant que sur nos perceptions. Kohei Nawa, originaire d’Osaka, et aujourd’hui professeur à l’Université des arts de Kyoto, fait émerger ses sculptures depuis la surface d’objets chinés sur internet pour les recouvrir d’une multitude de bulles cristallines. PixCell, combinaison de pixels et de cellules, transpose l’image saisie sur le web en réalité. Usant de l’effet loupe de ses billes de verres, la représentation de son acquisition en devient biaisée. L’ère numérique, la société de consommation, de l’information… Cet état des lieux d’un monde en mutation, comme les conséquences qui en découlent, passent sous le crible de ses sphères. A travers celles-ci, Kohei Nawa interroge le futur de l’Homme. Rencontre avec l’artiste.
Comment cette série est-elle née ? Il est à la fois question de « pixels », de « cellules » (cells) et de « vendre » (sell). Le fait d’avoir recours à l’achat sur internet pour la conception d’une œuvre est-il une manière d’interroger nos modes de consommation actuels ?
PixCell est une série de sculptures formées d’objets qui, recouverts de sphères transparentes, se voient transformés en « cellules d’image ». Ce sont des objets que j’acquiers sur internet, puis, tels une image – une agrégation de pixels – sur l’écran d’un ordinateur, je les enveloppe entièrement d’une « membrane » constituée de cellules (cell), incarnées par les sphères de différentes tailles. Leur « épiderme » se retrouve ainsi divisé en une multitude de cellules – des PixCell –, et les transforme en objets que l’on observe au travers de lentilles à l’effet grossissant et déformant.
Cette série, que j’ai conçue aux débuts de la globalisation et de la société de l’information, génère une expérience visuelle et tactile qui interroge la réalité de l’enveloppe des choses, en reflétant la réciprocité entre l’objet devenu information par son passage au travers de la lentille d’un appareil photo digital, et cette même lentille. PixCell est un terme que j’ai composé à partir des mots « pixel » et « cell » (cellule). Cela n’a aucun rapport avec le mot « sell » (vendre). J’ai eu internet pour la première fois chez moi lorsque j’étais en doctorat. J’ai commencé à faire des recherches de mots clés conceptuels, pensant ainsi rassembler différents sujets pour la sculpture. Parmi les nombreuses photographies d’objets que me proposait le moteur de recherche, je me suis procuré ceux pour lesquels j’ai trouvé de l’intérêt ou qui m’ont fait réagir, ils ont été le point de départ de ces œuvres. Je ne travaille pas systématiquement avec des objets achetés sur internet, il m’arrive aussi d’en recevoir de la part de personnes qui me les confient.
Pourquoi souhaitez-vous créer cette mise en abime, avec un objet acheté sur internet qui deviendrait de nouveau un pixel dans la vraie vie ?
Quand l’arrivée des ordinateurs dans nos vies a commencé à modifier nos sociétés en profondeur, j’ai été pris dans cette vague de l’information, et en même temps, j’avais l’impression de l’observer avec une certaine distance. Je me suis demandé pourquoi les gens voulaient transformer les choses en informations et les posséder. C’est pour donner corps à cette interrogation que j’ai créé PixCell comme format de sculpture. Celui-ci se construit à travers un processus irrationnel – recouvrir l’objet de sphères servant de lentilles –, qu’on ne trouverait pas sur une plateforme digitale. Relevant de l’optique, il ne consiste pas à simplement faire revenir des pixels aux « PixCell », il s’apparente à une observation à la lunette ou au microscope, ou encore à la relation qui existe entre un sujet photographique et la photographie elle-même.
Il y a donc une dichotomie entre les « pixels », et les « cellules » (cells), le digital et la réalité, le vivant et la mort, puis une association entre ces dualités car les pixels deviennent des cellules. Peut-on parler de métamorphose ? En particulier dans le cas du cerf.
La compréhension que les êtres humains ont du monde se fait en grande partie par la perception qu’ils ont, grâce à la vue et au toucher, de « l’épiderme » des choses. Dans une société où les innovations technologiques ont entraîné un développement inédit de l’information, je conçois des œuvres qui cherchent à dépasser une appréhension superficielle de ce qui nous entoure, et dont le but est de questionner et agir sur la sensibilité des gens. Digital ou réel, vivant ou mort, je ne réfléchis pas selon ces dichotomies. Ce qui m’intéresse c’est la relation parallèle entre l’objet choisi, et son état une fois qu’il est devenu PixCell. Pour l’observateur, cela engage une réflexion sur l’image et la matérialité, l’icône et l’image virtuelle, mais aussi sur l’affaiblissement des sens que sont la vue et la sensibilité au toucher. Toutes mes œuvres questionnent la vie et son environnement. PixCell, Biomatrix, Prism, et Throne aussi, interrogent le futur de l’Homme, de la civilisation et de la nature au sein du cosmos. Je collabore avec le chorégraphe Damien Jalet sur la scénographie d’une pièce intitulée Planet [wanderer] dont la première sera présentée en septembre 2021 au Théâtre de Chaillot, cette œuvre traite aussi de ces sujets.
D’où vous vient ce désir de mettre les choses en capsule ? Est-ce une façon de mettre sous cloche, de protéger ? Y a-t-il aussi la volonté de rendre précieux un objet banal, en créant une forme de sublimation grâce à l’effet de la lumière ?
Plutôt que d’ « enfermer », je dirais que je cherche à « conserver » l’existence d’un objet rendu impossible à toucher. Quand j’ai commencé à créer cette série, c’était en plein développement de la société de l’information. La communication entre les gens était en train de se concentrer uniquement sur le visuel, j’ai eu alors la crainte très forte que la sensibilité au toucher ne tombe dans un état de paralysie. Pour ne pas me laisser absorber par un monde où nous ne serions plus que du code et où les mouvements de la société seraient déterminés par l’information, j’ai voulu, à travers la sculpture dont la matérialité est un présupposé, créer une expérience intérieure qui opérerait une connexion directe avec le corps et les sens.
La méthodologie sculpturale de PixCell est née d’une prise de conscience face à cette tendance de notre époque, et d’une forme de défi envers l’histoire de la sculpture, de la photographie et des médias de l’image. Les objets recouverts de lentilles sont transformés en images virtuelles. Qu’il s’agisse d’un animal naturalisé, ou d’un objet du quotidien, une fois que leur surface a été recouverte de sphères en cristal de différentes tailles, ils deviennent tous semblables. Si vous fermez les yeux et que vous les touchez, vous ne pourrez différencier ni leur texture ni leur température. Avec cette annulation de la capacité à toucher, la signification et la symbolique de ces objets ont été amputées d’une des caractéristiques qui les définissent. Cela s’apparente à l’expérience que l’on fait devant un écran d’ordinateur ou de téléphone portable : quelles que soient les images qui s’affichent, l’écran lui, est toujours le même.
Ces sphères, c’est aussi une façon de fractionner l’objet, de le décomposer. Peut-être pour mieux l’analyser ? Ou inversement, pour qu’il nous renvoie notre propre reflet, faisant du spectateur le sujet d’observation ?
Dans la série PixCell, à travers l’usage de lentilles ou de feuilles de prisme, l’objet devant nos yeux est remplacé par une existence qui relève de l’image. La relation entre l’observateur et cet(te) objet-image est régie par la position des sphères qui agissent comme des lentilles de diverses tailles, et celle des globes oculaires du spectateur. En somme, deux lentilles se trouvent entre l’objet et lui. Les lunettes et microscopes aussi ont deux types de lentilles, appelées « objectif » et « oculaire ».
Dans le cas de PixCell, on pourrait appeler « lentilles au contact de l’objet » les sphères qui touchent ce dernier. Observée à travers ces innombrables lentilles, l’image aux multiples points de vue est perçue comme un tout, puis reconstruite mentalement par celui qui la regarde. Cette relation entre l’objet et l’observateur revêt ainsi un caractère unique. Cela parce qu’au moment où l’objet, la lentille, le globe oculaire et la rétine sont alignés, l’image prend forme pour la première fois. Cela se rapproche de l’unicité d’un point de vue à l’instant où on déclenche l’obturateur d’un appareil photo. Si on considère le fait que j’agis sur la perception des gens à travers le recours à une création plastique, matérielle de formes, on peut dire que ce que je produis est de la sculpture. Toutefois, je ne veux pas m’enfermer dans un usage classique des matériaux et des techniques propres à la discipline, ou dans une façon de regarder les œuvres. En intégrant de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques, je cherche à créer des expériences sensorielles, à la fois inscrites dans notre époque et encore inconnues. La sculpture est pour moi un type d’interface pour y parvenir.
Pourquoi ce choix d’objets ? Pourquoi avoir choisi un cerf ? Il y a une différence entre traiter le cerf comme une entité, et le traiter comme un trophée. En tant qu’entité, il est une extension de la taxidermie, en tant que trophée, il est un symbole de domination. Est-ce intentionnel de votre part ?
Le cerf est un des symboles des mythes anciens du Japon. Il vit dans les montagnes des différentes régions du pays. Autrefois, on voyait dans l’apparition d’un cerf un message de la nature et des dieux. Souvent représenté dans l’iconographie des sanctuaires shinto et de la peinture bouddhiste, il est considéré comme un animal sacré. Dans le Japon contemporain, le réchauffement climatique et le dépeuplement des villages ruraux ont entraîné une augmentation de leur nombre et de celui des sangliers, causant des dégâts si sévères dans les exploitations agricoles que les autorités n’ont eu d’autre choix que de les classer comme animaux nuisibles. On peut dire que cette figure de messager des dieux n’en est que plus actuelle. L’atmosphère paisible que le cerf dégage, les proportions équilibrées de son corps et son absence d’expression lui confèrent aussi un mystérieux attrait.
Pour toutes ces raisons sûrement, il est devenu le sujet central de la série PixCell. Qu’il s’agisse d’un cerf entier ou d’un trophée, il s’agit toujours d’un animal naturalisé. Je n’ai jamais cherché à travailler sur cette différence en particulier. A mon sens, la taxidermie produit d’étranges objets. Les gens ont le désir de capturer un être mouvant, le posséder, et partager cette expérience avec les autres. C’est peut-être égoïste, mais il me semble que l’essence du dessin, de la photographie ou de la vidéo relèvent du même ordre de désir. Finalement, de quoi retourne la taxidermie ? On peut considérer que c’est une façon de conserver/posséder l’image d’un animal, mais cela me semble être un format un peu passé.
Toutefois, je crois sincèrement qu’en restaurant avec soin ces cerfs naturalisés, et en les « PixCell-isant », on peut les transformer en de nouvelles sculptures, captivantes, organiques, qui ressuscitent ainsi le côté sacré de l’animal. Habituellement, seule l’apparence extérieure de ces animaux est vraie, l’intérieur, lui, est fait de cavités ou de vide. Pour moi, cela n’est pas forcément une chose négative. Dans les fêtes religieuses en Asie, il est courant d’utiliser des figurines en papier mâché. Dans le shinto originel, il existe le concept de yorishiro (créature ou objet habité par un dieu). C’est une croyance selon laquelle les esprits des dieux descendent sur Terre, et prennent possession d’une créature ou d’un objet afin de transmettre leur volonté. J’ai le sentiment que les oeuvres de PixCell constituent une forme de yorishiro. C’est en ayant à l’esprit toutes ces choses dont je viens de vous parler, que je poursuis mon travail de jour en jour.
PixCell (2010-2019), une oeuvre de Kohei Nawa à retrouver sur le site de l’artiste.
“PixCell-Maria#11”, Kohei Nawa, 2013- Courtesy of Scai The Bathhouse - Photo : Nobutada Omote / Sandwich
“PixCell-Deer#52”, Kohei Nawa, 2018- Courtesy of Scai The Bathhouse - Photo : Nobutada Omote / Sandwich
“PixCell-Double Violin”, Kohei Nawa, 2015 - Courtesy of Scai The Bathhouse - Photo : Nobutada Omote / Sandwich
“PixCell-Toy-Machine Gun (COMMANDO)”, Kohei Nawa, 2009 - Courtesy of Scai The Bathhouse Photo : Nobutada Omote / Sandwich
“PixCell-Tabasco#5”, Kohei Nawa, 2014 - Courtesy of Scai The Bathhouse Photo : Nobutada Omote / Sandwich
“PixCell-Biwa#7”, Kohei Nawa, 2020 - Courtesy of Scai The Bathhouse Photo : Nobutada Omote / Sandwich
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